25 juin 2014

SEAN HART & KAYZER : de l'art et du cinéma à Brazzavile (1/2)


J’ai connu Sean Hart comme on tombe sur une image du grand random de l’Internet. Je voyais des photos de ses œuvres passer depuis quelques temps quand j’ai décidé de m’intéresser à son travail.  Au départ, j'ai cru l’avoir rencontré pour la toute première fois au Tape Bar, car je me souvenais avoir discuté en anglais à des artistes de New York et leur avoir filé ma carte. Mais non, j’avais confondu avec Jim Drain, dont je vous reparlerai probablement. Après quelques échanges en français, je me suis assez rapidement aperçue que Sean avait débarqué dans ma timeline Facebook un peu par hasard. Et comme il fait bien les choses, j'en ai profité pour lui proposer une interview. J'avais remarqué que Sean posait des affiches dans le métro parisien et c'était pour ainsi dire, l'occasion parfaite de parler de lui. 

Je lui ai donc donné rendez-vous à coté de Parmentier, un soir où il pleuvait des cordes, et, surprise, il avait amené un ami avec lui : un jeune black sapé d’un jean déchiré et quelques marques de peintures. 

Nous nous installons à la terrasse d'un café, et commandons deux punch et un verre de vin. Je me tourne vers son pote : mais en fait t'es qui, toi ? Avec beaucoup d’assurance, il me répond s’appeler Kayzer, me refile sa carte sur laquelle je  lis «Ori-Huchi Kozia». Ouais, bon, on va rester sur Kayzer, du coup. Il se présente à moi comme auteur réalisateur indépendant de nationalité Congolaise. «Je suis actuellement en résidence d’écriture et de recherche sur un projet de film documentaire à la Cité Internationale des Arts, ce qui explique ma présence ici, précise-il.»

Sean, quant à lui, se décrit comme mix media artiste : il fait de la vidéo, de la photo, de la peinture, de l’installation, et est sans domicile fixe depuis 3 ans par choix, voire, par facilité. Comprenez que cela lui permet de voyager quand bon lui semble sans avoir à payer un loyer exorbitant sur Paris. Okay, Sean, électron libre artiste itinérant, et Kayzer, intello congolais du cinéma d’auteur ensemble dans la même interview, sans pression.

Partie pour dresser le portrait d’un artiste qui peint sur des murs et des matelas, et je me retrouve à causer Congo, Afrique du Sud, cinéma d’auteur, porno, dictatures, drague à Brazzaville, telenovelas, et tout un tas de trucs pas du tout prévus au programme.

Visuel proposés : oeuvres de Sean Hart. Et interview de Sean, c'est par .


Street Publication, Dakar.

Sean, Kayser, faisons les choses bien, comment vous êtes vous rencontrés ?

Sean : On a mangé des bananes ensemble ! Haha !
Kayzer : C’était à Brazzaville, en 2012, dans un quartier populaire, très hard. On a organisé une rencontre artistique et c’est là que j’ai rencontré Sean pour la première fois. On a mangé des bananes, comme il dit, et on a échangé artistiquement parlant. Il a monté ma première vidéo filmée avec mon téléphone portable, il a vu les images et il a fait le boulot. A partir de là, nous avons commencé à travailler ensemble.

Et vous foutez quoi ensemble ?

Kayzer : Quand Sean vient au bled, il a un regard de blanc entre guillemets qui découvre autre chose que son quotidien. Et moi quand je viens à Paris, je lui apporte un regard nouveau sur les choses du quotidien que lui va banaliser car il est né dedans. Le métro par exemple, lui rien à foutre, mais moi quand je regarde, il y a des choses qui peuvent émerger. Idem quand il est au bled. Un exemple : quand on est dans un bus à Brazzaville, peu importe que vous vous connaissiez ou pas, il suffit seulement qu’il y ait quelqu’un qui lance un débat, genre, «ha les femmes on peut pas avoir confiance en elles» et tout le monde participe «ha mais pourquoi vous dites ça vous n’êtes pas marié vous ? Ah mais moi je suis avec mon mari depuis 10 ans je ne l’ai jamais trompé» etc... et c’est très différent ici, les gens ont un autre rapport avec autrui, le monde, et tout ce qui les entoure. Je ne peux plus prendre le métro. Parce que dès que je rentre dans le métro, je me rends compte que les gens font tout pour s’éteindre. Par exemple, à l’instant où ils descendent les marches c’est comme s’ils éteignaient la lumière. Après pour se déconnecter davantage du réel, ils mettent les écouteurs, lisent un bouquin. Et moi quand je rentre dans le métro je vois tous ces gens à la fois connectés et déconnectés, et je me dis «c’est très particulier». Ca, tu ne le trouves pas dans un pays à grande précarité comme le mien. Par exemple, quand tu veux parler à une fille, tu te lèves, tu dis «bonjour ça va ? Tu viens boire un café ?» et elle vient si elle est d’accord bien sûr. Il suffit d’être poli. 




Donc, Kayzer, ta résidence à Paris c’est un peu l’enfer pour toi, non ?

Kayzer : Non, j’adore Paris, mais j’ai un autre regard. J’ai rencontré Daniel Auteuil et Jacques Audiard. Je les ai croisés dans la rue et j’ai dit «bonjour monsieur Audiard». Il est venu, il m’a dit «bonjour monsieur», je me suis présenté je lui ai dit que j’étais réalisateur et voilà on a discuté. 
Sean : Moi je dis que Kayzer, c’est le Coppola de Brazzaville. 
Kayzer : Il rigole...
Sean : Non je ne rigole pas ! Tu vois Appocalypse Now ? Ben, Brazzaville, ça ressemble parce que le fleuve peut faire penser au Vietnam. C’est très vert, il y a beaucoup de végétation et en même temps c’est pas très grand, et c’est aussi pour ça que les rapports sont plus sociaux. A Dakar c’est pareil, il y a un lien social hyper fort, les gens sont solidaires. Et c’est généralement davantage le cas en Afrique qu’en Europe. Et c’est aussi pour ça que j’aime bien aller en Afrique car tu es connecté avec les gens. 

Et est-ce que cette connectivité sociale est plus propice à la création ?

Sean : Oui et aussi, là bas, les artistes, comme ils vivent sous une dictature, ils n’ont aucune aide, il n’y a pas de centre culturel, tout ça n’existe pas... Il y a une énergie qui n’est pas la même, c’est plus en mode survie que pour de faire de l’art pour faire un truc «cool». C’est une vraie implication, et il n’y a pas de demi mesure. Soit tu bosses au marché, soit tu veux être artiste et là tu as intérêt à être vraiment bon pour avoir ta chance, un peu comme Kayser car s’il est arrivé à avoir un visa pour la création c’est que c’est un auteur, un intello, un bon quoi. Et là bas ce qui est drôle aussi, c’est qu’ils parlent mieux français que nous. 
Kayzer : J’ai appris le français à coup de chicotes ! Parce que dans notre système éducatif, en tout cas moi quand j’étais en primaire dans les années 90, la chicote était autorisée. La maitresse te cogne, elle te met à genoux, à plat ventre... et quand tu rentres à la maison, tu dois montrer les cahiers, et si il y a quelque chose qui manque, tu dois te mettre à genoux, et coup de chicote. C’était à la dure. Et tous mes copains c’était pareil. Mon père me punissait en me privant de cinéma et de télé, comme il savait que j’aimais beaucoup ça. Il me disait «tu as eu une mauvaise note, bon, je vais aller voir Terminator 2 tout seul et je ne te raconterai pas». 

Quel était le 1er film que tu es allé voir au cinéma ?

Kayzer : C’était avec mon père justement, Rio Bravo. Un vieux western américain. 

Alors, grosse claque ?

Kayzer : Ha oui, claque ! A l’époque c’était dans un vrai cinéma en plus, il y avait l’écran, c’était génial !

Ah bon, pourquoi maintenant, il n’y a plus d’écran ?

Kayzer : Non maintenant, il n’y a plus de cinéma. Les cinémas en tant qu’édifices n’ont pas été détruits, mais ont été reconvertis en commerces.
Sean : Maintenant les cinémas c’est de la taule, comme une petite pièce, il y a des bancs, et une petite télé 50 par 50, un lecteur DVD, et ils passent tous les DVD piratés donc en général que des mauvais films, ou des matchs de foot.
Kayzer : Et des pornos. C’est dans un endroit comme ça que j’ai regardé mon premier porno. 



Attends, à Brazzaville, le porno est diffusé dans une salle de cinéma ?

Kayzer : Oui les gens paient pour rentrer et il y en a partout.
Sean : Oui parce que c’est tout petit. C’est comme les salles de jeux vidéo en France par exemple.
Kayzer : C’es très crade, les gens fument, mangent, boivent...
Sean : Et donc, la seule salle de cinéma à proprement parler qui existe aujourd’hui c’est l’Institut Français en fait. Ils font une sélection de films qui passent tous les dimanche. Et ce qui est génial là bas c’est que les gens commentent les films. Il n’y a pas de silence, cela n’existe pas. 
Kayzer : Quand tu regardes le film, les gens crient «oh mais qu’est-ce que tu fais là ? Vas pas à droite» et quand il y a un mec qui embrasse une fille ils sont tous là «ouhhhhh» 
Sean : Mais c’est génial hein ! Même pour deux cinéphiles comme nous, de voir de bons films même dans ces conditions c’est génial. Parce que c’est complètement un autre regard et ça t’empêche pas de le voir tout seul chez toi, dans le silence si t’as envie. Mais le gros du problème à Brazzaville c’est que la dictature fait en sorte que les gens restent incultes, pour ne pas qu’ils se rebellent. Les écoles c’est la misère, les hôpitaux c’est la misère, il y a des coupures de courant tout le temps, pas d’eau parfois pendant 3 jours, i n’y a pas Internet, ça n’existe pas. Tu veux ouvrir Yahoo, ça prend 10 plombes, donc au bout d’un moment tu ne lis même plus tes mails. 

Ils verrouillent l’accès à la culture et à l’art ?

Sean : Oui. Sauf dans les milieux dédiés.
Kayzer : Parce qu’ils ont la trouille que les messages puissent passer. Que les gens se réveillent. 
Sean : L’entertainment là bas, ce sont les églises. Il y a beaucoup, beaucoup d’églises évangéliques.
Kayzer : Ils te disent ce qu’il faut faire : prier, aller dans des églises de réveil, évangéliques, il y a toute une mafia de la religion avec des évangélistes qui sont là pour abrutir les masses. 


MAKING OFF
DIRECTED BY SEAN HART
PERFORMED BY JUNIOR AMANGA
LOCATION : BRAZZAVILLE – CONGO
RUNNING TIME : 05:12
RELEASE DATE : MARCH 2013
LANGUAGE : BODY LANGUAGE
PRODUCED BY SEAN HART
COPYRIGHT : SEAN HART

Et vous avez envie de faire bouger les choses par rapport à ça ?

Kayzer : Le simple fait que je sois ici le prouve : sans passer par mon gouvernement qui est sensé être garant de ma sécurité et tout le bazar, le fait que je passe par un autre gouvernement qui a une histoire avec mon pays, donc le gouvernement Français, qui m’a accordé une bourse et qui est le seul m’ayant jamais aidé. J’ai fait l’université d’été de la Fémis en 2012. Et que vais-je faire de tout ça ? Je le prends, et je le ramène chez moi. Parce que je peux bien m’en foutre et rester ici. Donc je rentre avec, je transforme ça, et je le projète aux gens, les gens regardent ce que je fais. Et à travers ce que je fais, je n’essaie pas seulement d’apporter des solutions, car à mon niveau je ne pas vraiment le faire, mais au moins changer le regard. 
Sean : A Brazzaville, en général, les réalisateurs font de la telenovelas. Leur modèle c’est ça. Même pas les pires trucs hollywoodiens, non leur truc ce sont les bas fonds d'Amérique du Sud. Et donc, ils filment des fictions congolaises sur des modèles studios avec rajouts de lumières, des choses vraiment très artificielles.
Kayzer : Sur esthétisé à tel point que ça fait faux. Il y a aussi un langage qui n’est pas le notre. Chez nous il n’y a pas de Julian ou de Paulo...

Donc ça ne vous parle pas en fin de compte ? Pourquoi le font-ils alors si ça n’intéresse personne ? 

Kayzer : Ces fictions captent les gens qui n’ont pas un niveau artistique élevé. Les gens ADORENT les telenovelas. Les histoires d’amour font rêver : Almundo qui veut épouser Angela... Mais le père d’Angela ne veut pas parce que Almundo n’est pas assez riche et gnagnagni, et gnagnagna. 
Sean : Ce sont des histoires qui sont à dix mille lieux de leur réalité à eux. 
Kayzer : Je comprends, les gens veulent s’évader, ils veulent rêver. Mais moi je fais un autre choix, un choix esthétique, celui de montrer autre chose, ou de montrer la même chose mais avec un autre regard. Et ce choix est difficile parce que la plupart des gens ne comprennent pas. On a mis en place un collectif avec les cinéastes de Brazzaville, et on a fait des films avec les moyens du bords. Et, parmi tous les films qu’on a réalisé, on en a fait 10, parmi tous ceux qui sont passés à l’Institut Français, celui que les gens n’ont pas compris mais aimé, c’était le mien.  


C’était une fiction aussi ?

Kayzer : une fiction.

Ils n’ont pas compris l’histoire en fait ?

Kayzer : C’était le but : que chacun ait sa propre interprétation. Parce que tel que je l’avais monté, je n’avais pas raconté l’histoire de façon linéaire. Il y avait tout un délire qui n’était pas accessible au spectateur lambda. Il y a une trame narrative, mais peu de dialogues, et beaucoup de cul.
Sean : En fait, ça fait plus documentaire que fiction. C’est très poétique. Ce qui m’a surtout bluffé quand il m’a montré le film, c’est que c’est la première fois que je voyais des images de Brazzaville comme ça. Tu vois la réalité de la ville qu’on ne voit jamais à la télévision ou au cinéma normalement. Ca envoi une bonne patate.
Kayzer : Les gens sont habitués à une narration simple qu’ils peuvent tordre en débattant ensuite. Mais quand on leur présente quelque chose de déjà tordu, qu’ils ne peuvent plus tordre, ils sont perdus. Ils sont frustrés. Ils pensent qu’on s’est foutus d’eux. Et en même temps ils se disent qu’il doivent le revoir. 
Sean : Parce qu’il y a toutes les clés pour comprendre. C’est pas non plus inaccessible. Tu perçois des clés dès la première vision, mais moi tu vois j’ai dû le voir 5 ou 6 fois et à chaque fois j’ai une lecture plus profonde. 

Nous avons fini notre deuxième verre quand Sean part aux toilettes. Kayzer pivote doucement vers moi, croise ses jambes avec beaucoup de sensualité, et me lance avec toute la bienveillance assertive qui caractérise ces jeunes congolais aux yeux rieurs : et, donc, toi tu es seule ?

Le Viméo de Kayzer, c’est par ici : www.vimeo.com/thekayzer
Le site de Sean Hart, par là : www.seanhart.org
INTERVIEW DE SEAN HART (suite de l'article) : this way







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